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Résumés

Les paradigmes successifs de la sociologie française ont construit une représentation de l’évolution de la participation environnementale qui tend à opposer la période « écocitoyenne » actuelle à celle des Trente Glorieuses, marquée à la fois par une adhésion massive à l’élan modernisateur et par une gestion étatique autoritaire des contestations. La récente réforme de la législation française sur les Parcs nationaux paraît exemplaire de cette évolution. Nous proposons cependant de réexaminer la période 1950-1970, qui fut fondatrice des Parcs nationaux, à la lumière de l’expérience historique, longue et complexe, de l’invention du Parc national des Cévennes. L’expérience cévenole, caractérisée par une implication forte des acteurs locaux, permet en effet de nuancer une périodisation et une perception parfois trop rigides de l’évolution des modes de participation. Par ailleurs, les modalités singulières de cette dynamique participative - en particulier l’importance des individus et des relations interpersonnelles - incitent à davantage intégrer dans l’analyse des questions de « gouvernance » certaines catégories subjectives, ainsi que la capacité interprétative des acteurs.

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Texte intégral

1La question de la participation citoyenne est posée actuellement par les sciences sociales de manière centrale dans le domaine de l’environnement. L’élaboration des politiques environnementales, ancrée sur la notion de « développement durable », favoriserait en effet depuis les dix dernières années, le renouveau de processus de concertation et contribuerait à l’émergence de l’« éco-citoyen » (Rumpala, 2008). La récente réforme de la législation française sur les Parcs nationaux, qui fut élaborée au début des années 1960, peut apparaître comme un terrain d’observation privilégié de cette thématique. Motivée par le constat des difficultés persistantes éprouvées par les Parcs, difficultés attribuées notamment à un manque de cohérence et de légitimité territoriales, la réforme française est en effet conforme à la généralisation sur le plan international d’un « paradigme intégrateur » en matière de gouvernance des espaces protégés (Depraz, 2008). En imposant à chaque Parc l’écriture concertée avec les communes de son territoire d’une charte redéfinissant sa mission, ses objectifs et les moyens pour les mettre en œuvre, la loi du 14 avril 2006 semble ainsi offrir aux Parcs nationaux français l’opportunité d’une deuxième naissance sur le mode exemplaire de la participation.

2Mais cette seconde gestation ne va pas sans difficultés. Dans les Pyrénées comme dans les Cévennes, des oppositions vives se sont manifestées au moment de la réécriture du décret réglementant chacun des Parcs, dans une phase préalable à la mise en place du processus participatif proprement dit d’élaboration de la charte. Les débats ont porté notamment sur la modification du tracé de la zone cœur des deux Parcs dans le sens d’un agrandissement, ainsi que sur la place jugée insuffisante des représentants des territoires dans les Conseils d’administration des Parcs, au regard des « pouvoirs » accordés aux Directeurs, représentants directs de l’Etat. Au final, c’est la capacité même de l’Etat à engager un véritable processus participatif qui est mise en cause, puisque le « nouveau » décret serait, lui, « imposé ».

  • 1  Cette histoire a fait l’objet d’une recherche fondée sur l’analyse croisée de fonds d’archives adm (...)

3Ces difficultés incitent à éloigner momentanément le regard du contexte présent pour replacer la réflexion sur la participation dans les Parcs nationaux dans une perspective diachronique. Dans un article publié en 2006, C. Claeys-Mekdade a montré comment les paradigmes successifs de la sociologie française ont construit une représentation de l’évolution de la participation « environnementale », qui tend à opposer la période « écocitoyenne » actuelle aux Trente Glorieuses, marquées à la fois par une adhésion massive à l’élan modernisateur et par une gestion étatique autoritaire des contestations. Nous proposons de réexaminer la période 1950-1970, qui fut fondatrice des Parcs nationaux, à la lumière de l’expérience historique, singulièrement longue et complexe, de l’invention du Parc national des Cévennes1. Par l’importance des enjeux sociaux soulevés par la création d’un parc national sur un espace de moyenne montagne habité de façon permanente et dont le sol est exploité, la question de la participation des habitants, usagers et représentants du territoire concerné s’est posée, dès l’origine, de multiples manières.

4Dans une première partie, l’expérience cévenole sera confrontée à la chronologie de la participation environnementale identifiée par les sociologues, ce qui permettra de nuancer une périodisation et une perception parfois trop rigides de l’évolution des modes de participation.

5L’on observera ensuite les modalités de l’implication des acteurs locaux dans la phase d’élaboration du projet par l’administration (mission d’étude), puis les effets de la dynamique, que l’on peut appeler « participative », sur la physionomie du Parc national des Cévennes, telle que créée officiellement le 2 septembre 1970.

La naissance de l’idée d’un parc national en Cévennes dans la phase « d’acceptation/imposition moderniste »

6Comme le rappelle C. Claeys-Mekdade (art. cité), la littérature sociologique distingue trois grandes phases successives depuis la fin de la seconde guerre mondiale. La première est une phase d’acceptation moderniste de la société française, correspondant à la période de la reconstruction et de la modernisation de la nation, sous la conduite d’un Etat de plus en plus fort et centralisé. Dans ce contexte, la politique d’aménagement, souhaitée par le plus grand nombre, est mise en oeuvre dans une logique de planification. La seconde phase débute au tournant des années 1970 et se caractérise par la remise en question du dogme de la croissance économique et de la politique de grands aménagements. La troisième phase voit le développement de politiques volontaristes de concertation en réponse à la montée contestataire. A ces trois périodes correspondraient trois formes de participation. La première serait celle du « pouvoir périphérique » (Grémion, 1976) « basé sur des échanges à huis clos entre notables locaux et pouvoir central, négociant au coup par coup la réalisation des aménagements, infléchissant peu ou prou les projets sans en remettre en cause le principe » (Claeys-Mekdade, 2006 : 2). Dans la seconde s’exprimerait une opposition sans dialogue, portée par un mouvement associatif foisonnant et inscrit dans la localité. Enfin apparaît la participation proprement dite, soit « la mise en oeuvre de débats permettant d’exprimer propositions et contre-propositions » (id., op. cit. : 3). L’invention du Parc national des Cévennes, qui se situe pour l’essentiel dans la première phase, se déroule selon des modalités qui viennent quelque peu brouiller ce découpage.

7Au milieu des années cinquante, naît en Cévennes un mouvement associatif qui revendique la création d’un Parc national comme solution d’aménagement opposée à la grave crise économique et sociale que traverse le monde rural. L’initiative est portée tout d’abord par des notabilités du département de la Lozère (voeu du Conseil général en 1956), bientôt rejointes par un groupe de militants localisés dans les départements du Gard et de l’Ardèche. Ainsi est créée, en 1957, l’Association pour un Parc National Culturel des Cévennes (APNCC). A partir des années 1960, cette demande d’aménagement d’un arrière-pays montagnard s’articule à la mise en oeuvre du plan d’aménagement du littoral Languedoc-Roussillon.

  • 2  Cf. Charles Bieau, « Du grand Parc Forestier des Cévennes au Parc National des Cévennes », Causses (...)

8Pour autant, ce mouvement cévenol ne se comporte pas seulement comme un partenaire désireux d’épauler l’Etat. Il contient également une dimension critique, fortement exprimée par certains militants, qui formulent une pensée que l’on peut qualifier « d’écologique » avant la lettre. L’APNCC est en effet traversée par deux tendances. L’une insiste sur la nécessité du reboisement, qui doit être l’objectif premier du parc national : celui-ci sera un parc forestier entretenu par la population locale « reconvertie », et consacré à la fois à la production industrielle de bois et au développement du tourisme2. La seconde insiste davantage sur le maintien d’un mode de vie paysan et le développement d’une économie montagnarde. Toutes deux se soucient également de la dégradation du milieu naturel. Ainsi la restauration du couvert forestier apparaît-elle à ces militants, dont il faut préciser qu’ils sont pour la plupart, soit non originaires, soit Cévenols « expatriés », comme un impératif pour lutter contre les ravages des inondations, dont celles, spectaculaires, de l’automne 1958, marquent les esprits. De ce point de vue, l’Association revendique l’héritage de l’œuvre de restauration forestière réalisée sur l’Aigoual (Nougarède et al., 1985).

9Mais la manifestation d’une prise de conscience « environnementale » à portée contestatrice ne se situe pas là. Elle est exprimée par les membres d’un groupe informel, sociologiquement transversal, qui se désigne sous le nom des « Amis des sources ». Ceux-ci contestent explicitement la logique de rentabilité et le progressisme des aménageurs, Electricité de France et ses grands projets d’équipement hydro-électrique destructeurs du paysage et des ressources naturelles au premier chef. Partageant une philosophie humaniste chrétienne, ils semblent voir dans la création d’un Parc national des Cévennes l’occasion d’édifier un territoire qui échappe à l’évolution générale de la société moderne - presque une hétérotopie au sens foucaldien (Foucault, 1967) -, fondé sur une redéfinition des rapports entre les êtres humains et la nature (Basset, 2009b).

  • 3  Cf., dans la même période, le rôle de Gilbert André dans la genèse du Parc national de la Vanoise (...)

10On pourrait être tenté d’écarter de l’analyse un tel mouvement minoritaire qui ne suffit pas à remettre en cause les grandes orientations précédemment définies de la société vis-à-vis des problèmes environnementaux. Mais on a peut-être encore insuffisamment pris la mesure de l’existence de tels positionnements critiques dans la France des années d’après guerre - décrite essentiellement pour son élan modernisateur -, alors même que nombre d’entre eux furent à l’origine du développement d’une conscience patrimoniale et de la création de nouvelles formes territoriales, au nombre desquelles les espaces « naturels » protégés3.

11Une autre dimension contestatrice du mouvement cévenol apparaît lorsque l’Etat, au tournant des années 1960, élabore la doctrine qui sert de cadre à la législation sur la création des Parcs nationaux français. Le projet de loi est préparé par les services du Ministère de l’Agriculture (Direction de la Protection de la Nature). Mais les militants de l’APNCC estiment avoir leur mot à dire. Ils craignent que la loi « dénature » l’esprit du projet cévenol, en conférant aux parcs nationaux une mission trop conservatrice et éloignée des problèmes humains. L’APNCC soutient donc les modifications proposées par le rapporteur Pierre Dumas, défenseur du Parc de la Vanoise et également partisan d’un Parc « outil d’aménagement du territoire » (Mauz, 2003), et fait passer elle-même deux amendements, par la voix des élus cévenols. Au final, le texte promulgué le 22 juillet 1960 paraît constituer un cadre suffisamment souple pour que puissent être menées conjointement les missions de protection de la nature et d’aménagement humain assignées respectivement à la zone parc proprement dite et à la zone dite « périphérique ». Les promoteurs du parc cévenol se considèrent alors, comme ils l’ont écrit à plusieurs reprises, comme co-auteurs de la loi sur les parcs nationaux.

  • 4  Les statuts de Font Vive précisent : « L’association a pour buts l’action éducative, l’animation c (...)

12En revanche, le décret d’application de la loi (31 octobre 1961), qui interprète celle-ci dans un sens plutôt conservateur et répressif, n’est pas loin d’être considéré, de même qu’en Savoie, comme une trahison de l’Administration. Certains élus perdent tout désir d’appuyer la création d’un parc national, et une partie du mouvement militant se prononce contre l’interprétation administrative de la loi, préférant défendre désormais un « aménagement des hauts pays cévenols ». Les tenants de cette position créent une nouvelle association, indépendante de l’APNCC, appelée Font Vive, où l’on retrouve les « Amis des sources » précédemment évoqués4. Ainsi la contestation d’une pratique autoritaire, voire non démocratique, de la décision politique s’allie-t-elle à la contestation d’un mode de développement jugé destructeur des milieux naturels.

Figure 1. Editorial et carte du projet de Parc national des Cévennes

Figure 1. Editorial et carte du projet de Parc national des Cévennes

Font Vive, n°1, mai 1960, p. 2 et 3.

  • 5  R. Calcat, « Coopération et contestation », revue Font Vive, n° 11, 1966, p. 2.

13Mais il faut encore nuancer le tableau. Car cette contestation, relativement précoce par rapport à la périodisation généralement admise (puisque bien antérieure à mai 1968), ne s’exprime pas sous la forme radicale (décrite pour l’opposition environnementale portée par les mouvements sociaux des années 1970) et excluant toute forme de dialogue avec les représentants de l’Etat. Au contraire, les contestataires du mouvement cévenol ne se départissent jamais d’une volonté participative, fondée sur une attitude alliant, selon la formule de Roland Calcat, président de l’association Font Vive, « coopération et contestation »5, préfigurant en cela la (post)modernité du mouvement associatif actuel (Neveu, 1996). La création au mois d’août 1965 d’une Fédération des Associations Cévenoles (FAC) a précisément pour but de faciliter le dialogue des acteurs du territoire avec les pouvoirs publics, aux niveaux régional et national.

14Cependant, dans un premier temps, cette demande de participation reste lettre morte. La création du Parc national des Cévennes est inscrite au Ve Plan en décembre 1965 ; en janvier 1966 le Directeur des services agricoles de la Lozère (DDA) est désigné pour réaliser une première étude de faisabilité. Il confie la rédaction de cette étude à un tout jeune fonctionnaire, Pierre de Montaignac de Chauvance, Ingénieur des Eaux et Forêts et du génie rural. Le rapport remis par celui-ci, rédigé dans une logique purement administrative, ne tient aucun compte du travail de réflexion et de terrain mené depuis dix ans par les groupements régionaux, ni de la réaction très négative qu’avait déjà provoquée, en 1961, la parution du règlement d’administration public.

15Cette manière de faire reflète le jeu du pouvoir politique de l’époque, dans lequel les collectivités locales n’ont pas le rôle qu’on leur reconnaît aujourd’hui et où l’autorité revient en premier lieu à l’administration centrale et aux représentants de l’Etat en région. Dans un entretien récent, P. de Montaignac évoque cet état d’esprit : « Paradoxalement, les élus jouaient un rôle bien moindre que le rôle qu’ils auraient pu jouer aujourd’hui dans la conception. On n’aurait pas idée de rédiger un semblable rapport sans aller, par exemple, en parler aux Conseils Généraux concernés. Cela, on ne l’a pas fait, ça ne venait pas à l’esprit. Le Conseil Général était aux ordres du Préfet, puisque c’était le Préfet qui était l’exécutif. [...] Et les services techniques de l’Etat étaient beaucoup plus autonomes qu’aujourd’hui vis-à-vis des Préfets. » (P. de Montaignac) 

16Il reste à examiner comment, dans un tel contexte, s’est malgré tout exprimée et a pesé l’opinion des différents acteurs du territoire dans la mise en place institutionnelle du parc des Cévennes.

Les modalités de la participation durant le temps de la mission d’étude (1967-1970)

La contestation comme forme de la participation

17Conséquence directe de l’absence de démarche participative engagée par l’administration, la mission d’étude pour la création du PNC, lancée officiellement au printemps 1967 après décision favorable du Comité interministériel des Parcs nationaux, a fort mal débuté.

  • 6  Pour un parc national des Cévennes, DDA de la Lozère, Ministère de l’Agriculture, septembre 1966.

18Le rapport réalisé par la DDA était destiné avant tout à convaincre les services centraux que le terrain cévenol était parfaitement adapté à la lettre de la législation sur les Parcs nationaux. Il insistait donc sur le déclin voire la disparition inévitable des activités agricoles dans la zone du Parc pressentie (85 000 ha), rendant ce vaste espace propice à la protection de la nature et des paysages6. Il prévoyait également, conformément à la loi de 1960, une division stricte entre la zone centrale de protection, installée sur les principaux massifs lozériens, et la zone périphérique où des aménagements seraient possibles. Or, comme l’écrit Jean Capiaux, « si pour les deux parcs nationaux existants à ce moment (La Vanoise, Pyrénées occidentales), une telle séparation pouvait paraître logique dans la mesure où elle recouvrait une opposition bien nette entre la zone de très haute montagne ("montagne blanche") et la zone habitable ("montagne verte") – la ligne de démarcation correspondait donc à une réalité – en Cévennes, la délimitation est beaucoup plus délicate et, à la limite, arbitraire » (Capiaux, 1979 : 80).

  • 7  Préfecture de la Lozère, « lettre type » non datée, archives du PNC, arch. dép. de la Lozère.

19La diffusion du rapport ouvre une première phase de consultation des élus, des organisations professionnelles, des associations et des personnalités. Malgré l’insistance particulière mise sur la participation attendue à cette « oeuvre dynamique que le gouvernement désire mettre en application avec les ruraux et pour eux »7, la lecture de cette étude génère des oppositions immédiates. Entre l’été et l’automne 1967, une dizaine de municipalités émettent des avis défavorables et deux groupements d’opposition sont créés (le Comité de Jalcreste et l’association Terre Cévenole). La presse régionale se fait l’écho plusieurs mois durant d’un débat vigoureux, où s’expriment des craintes relatives aux restrictions des libertés d’usage et à la perte d’autonomie politique locale qu’engendrerait la création d’un Parc national, mais aussi une inquiétude plus profonde sur la pertinence d’un Parc national comme remède à la crise économique et sociale que traverse le territoire.

20Les autorités administratives ne pouvaient s’en tenir là sous peine de compromettre définitivement le projet. C’est alors tout un processus d’information, de dialogue et de concertation qui est mis en oeuvre durant plus de deux ans, et qui aboutit à un vote majoritaire en faveur du Parc national exprimé lors de l’enquête publique.

Une participation large, orchestrée par des « grands » et des « petits » missionnaires

21Deux hommes jouent un rôle décisif dans ce processus. Le premier, Georges Mazenot, sous-préfet de la Lozère fraîchement nommé, assume une tâche de conciliation entre les services de l’Etat et la population. Il participe également largement à la rédaction de l’avant-projet de réglementation du PNC. Le second est le responsable de la mission d’étude, Pierre de Montaignac, chargé d’informer la population sur le projet mais aussi de travailler très concrètement à la définition des limites du Parc. Ce tandem a effectué un dense travail de terrain, d’écoute, de contact personnel, de négociation individuelle, habitation par habitation pourrait-on dire. Cette présence physique et psychologique a marqué très durablement les esprits et assuré en grande partie le succès de l’entreprise.

  • 8 Une quarantaine d’élus et personnalités locales parcourent le Parc sous la conduite de son directeu (...)

22Pour emporter l’adhésion de la population au projet, ces deux « grands missionnaires » devaient obtenir le soutiende ceux qui possèdent la véritable autorité politique et morale sur le terrain. A ce titre, les élus locaux constituent la « cible » privilégiée d’une intense campagne d’information : visites personnelles aux 67 élus concernés, réunions dans toutes les communes, etc. Une visite du Parc de la Vanoise organisée par le sous-préfet Mazenot au mois d’août 1968 achève d’emporter la conviction d’une majorité des élus8. Ceux-ci prennent alors en charge le soutien au projet à travers un Comité d’action pour la création du Parc national des Cévennes et une vigoureuse campagne dans la presse régionale.

  • 9  Ainsi le pasteur Paul Bastian, qui, en tant que président de la Xe Région de l’Eglise Réformée de (...)

23Un second cercle de médiateurs joue un rôle tout à fait singulier. On connaît en Cévennes l’importance du facteur religieux qui, dans cette période, détermine encore fortement les attitudes politiques. La population réformée est majoritaire dans les vallées cévenoles (sud de la Lozère et Gard) et manifeste – héritage des luttes historiques du XVIIIe siècle - une forte méfiance vis-à-vis du pouvoir central. Or le Parc a été pensé et soutenu au départ essentiellement dans les milieux catholiques et le chargé de mission lui-même est un responsable du scoutisme catholique lozérien. Selon l’avis de plusieurs témoins, cela a pesé fortement sur les attitudes psychologiques vis-à-vis du projet. C’est alors vers les autorités religieuses que l’on se tourne finalement pour faciliter, selon l’expression de P. de Montaignac, « le déblocage des philosophies ». Des personnalités engagées dans une action oecuménique de rapprochement entre les communautés religieuses ont dans ce contexte un rôle crucial de relais auprès de la population réformée9. La question du devenir du monde rural, donc du parc national, devient un thème d’échange partagé, autour de la conviction qu’il faut maintenir les populations et leurs traditions, promouvoir la vie dans ces villages, en favorisant notamment un tourisme « intelligent » (Paul Bastian).

24En milieu rural, les cercles d’action catholique et protestante croisent les cercles professionnels à travers le syndicalisme agricole. Le Parc bénéficie ici de l’engagement de personnalités leader fortement impliquées dans des projets de développement et de modernisation du monde rural. Certaines entreront dans le Conseil d’administration de l’établissement public.

  • 10  Lou Païs affiche un tirage de 4000 exemplaires en 1967 et revendique jusqu’à 7000 exemplaires au m (...)

25Il faut également évoquer l’implication forte des acteurs culturels dans le débat sur le Parc. Tandis que deux revues (Cévennes et Mont Lozère, revue de l’APNCC créée en 1963 et Font Vive, créée en 1960) sont consacrées spécifiquement au Parc, la revue régionaliste lozérienne Lou Païs prend l’initiative, dès 1967, d’ouvrir sur cette question une rubrique mensuelle d’information et de débat. Si les deux premières publications sont de diffusion restreinte et apparaissent socialement coupées des populations rurales, Lou Païs est au contraire une revue populaire, largement diffusée dans les milieux catholiques mais lue également dans les Cévennes protestantes et par la « diaspora »10.

Figure 2. Couverture de la revue Lou Païs, novembre 1967

Figure 2. Couverture de la revue Lou Païs, novembre 1967
  • 11  Maître Roux, le président fondateur de Terre Cévenole, principal groupement d’opposition au projet (...)
  • 12  Note du directeur de la DDA au sujet des « commissions », 9 février 1968, arch. dép. de la Lozère.

26Quelques mois avant le début de la deuxième phase de la procédure (vote des organismes puis des communes), une esquisse d’institutionnalisation de la participation apparaît, à travers l’organisation de commissions thématiques (architecture et construction, protection des sites, tourisme, équilibre agricole, études juridiques), composées de personnalités engagées sur le terrain cévenol, opposants au projet de l’Etat compris11. Toutefois, certains chefs de service expriment leur inquiétude quant à l’existence de ces commissions, qu’il conviendrait de « ne pas trop officialiser »12.

Les effets de la participation sur la physionomie du PNC

  • 13  La préférence allait, en Cévennes, à un établissement public à caractère industriel et commercial, (...)

27La mise en place du PNC s’est donc bien déroulée dans une logique d’Etat fort et directeur. Mais il y eut place pour une pratique de dialogue et d’échanges avec une pluralité d’acteurs dont l’implication dans le débat fut importante, et une tentative d’intégration réelle de la contestation. De cette circulation de la parole et de « l’écoute active » que surent pratiquer les responsables du projet, il résulte un Parc à la physionomie assez originale, tentant finalement d’adapter le règlement au terrain. Certes, tous les points de vue n’ont pas été entendus, ni toutes les revendications locales satisfaites, notamment en ce qui concerne la nature de l’organisme gestionnaire13. Mais il s’est produit, durant le temps de la mission d’étude un certain recadrage (Mormont et al., 2006) du projet, sans lequel celui-ci n’aurait probablement pas obtenu une adhésion majoritaire lors de l’enquête préliminaire puis de l’enquête publique.

28Ce recadrage repose sur le déplacement du sens de la mission assignée au Parc national. « La doctrine [en 1966] c’était : un parc national est un territoire qui est peu ou pas habité et où l’objectif premier c’est la protection de la nature » (P. De Montaignac), or le projet finalement soumis au vote de la population procède à deux réorientations majeures.

29Il désigne tout d’abord un nouvel objet de protection : non plus la « nature », mais « les sites et tout un patrimoine lié à la civilisation locale, qu’il convient de préserver avec une attention particulière » (Mission d’étude, Pour un Parc national des Cévennes, 1968). On reconnaît dans ce changement l’orientation défendue originellement par les promoteurs d’un Parc national culturel. Un autre facteur qui eut, selon P. de Montaignac, une importance particulière de ce point de vue est l’apparition de la philosophie des Parcs naturels régionaux et les échanges d’expérience entre les chargés de mission.

30Le recadrage est ensuite spatial, puisque l’Administration est passée d’une vision strictement lozérienne à « une vision un peu plus élargie » (P. de Montaignac). L’accent mis par les responsables du projet sur le rôle de la zone périphérique participe de cet élargissement du regard, qui conduit à concevoir le Parc national non plus essentiellement comme une zone conservatoire, mais comme un espace où peut s’instituer « un projet global de développement » (P. de Montaignac).

31Dans son ensemble, le décret du 2 septembre 1970 traduit bien « le caractère négocié de la création de cette entité juridique protégée. » (Capiaux, 1979 : 116). Le tracé des limites de la zone parc illustre particulièrement le choix du compromis fait par l’administration, qui a accepté de faire prévaloir les éléments humains sur les données biogéographiques (Constantin, 1972 : 33). Le travail de la mission d’étude a conduit de même à une réglementation plus libérale que dans les autres Parcs nationaux. L’innovation principale en la matière concerne l’exercice de la chasse dans la zone centrale, non pas interdit mais seulement réglementé. On note également des dispositions relatives au régime de la construction et à la pratique des activités pastorales. Enfin, l’Administration a accédé aux voeux exprimés durant la procédure de consultation, en accordant une plus large place aux représentants des intérêts locaux dans la composition du Conseil d’administration du Parc. Ainsi la moitié des sièges leur sont-ils, de fait, attribués, tandis que la Commission permanente, émanation du C.A., est composée - fait unique dans l’histoire des Parcs - d’une majorité de représentants locaux (Capiaux, 1979 : 145).

  • 14  Cf. les articles de M. Roué et de J. Blanc in Larrère R., Lizet B., Berlan-Darqué M. (éds.), 2009.

32On retrouve l’empreinte de cette gestation particulière du Parc national des Cévennes dans certains « styles » et choix de gestion effectués après sa création, de la mise en place d’une démarche contractuelle avec les exploitants (contrats dits « Mazenot »), jusqu’aux tentatives actuelles de cogestion avec les éleveurs14. L’histoire du PNC au long de ses quarante années d’existence n’est certes pas exempte de conflits de légitimité, mais elle est aussi traversée par la quête permanente d’une « doctrine », susceptible de traduire les caractères singuliers de ce Parc marqué par une forte problématique territoriale, et dont on tend à faire aujourd’hui l’emblème même de la « singularité environnementale française ». A bien des égards, le PNC fut effectivement précurseur des nouvelles orientations imprimées par la loi de 2006 aux Parcs nationaux français.

Conclusion

33Le cas de l’invention PNC, s’il confirme des tendances générales de la périodisation classique de la participation « environnementale », témoigne donc surtout de la mixité des « modèles ». Aussi, plutôt que d’opposer normativement des périodes de l’histoire plus ou moins « vertueuses », pourrait-on relire le « passé participatif » en mettant en suspens tout a priori critique pour s’intéresser davantage à ce qui singularise ce moment. Dans la genèse du PNC, deux faits apparaissent clairement. Le premier est l’importance de la dimension intentionnelle – ce qui le rapproche du modèle des Parcs naturels régionaux, dont il est strictement contemporain (Lajarge, 2007) –, voire en deçà dans un registre émotionnel, de désir, qui préexiste à la prise en charge administrative du projet. Ce désir, certes pluriel voire contradictoire, a pu, dans une certaine mesure, contrebalancer l’absence de culture administrative de la participation. Le second fait saillant est la centralité du facteur individuel, voire de la « personnalité » comme moteur d’un processus d’échange et de concertation qui échappe à la procédure instituée.

34Sur un plan méthodologique, l’expérience du PNC nous incite donc à faire entrer dans l’analyse des notions et des catégories plus subjectives, autant sur le plan individuel que collectif, comme le désir, l’engagement, l’intentionnalité, la reconnaissance (Caillé, 2007), voire l’amitié, et de prêter la plus grande attention au discours de l’action. Il s’agirait comme le propose L. Boltanski de « suivre les acteurs au plus près de leur travail interprétatif [en] prenant au sérieux leurs arguments et les preuves qu’ils apportent, sans chercher à les réduire ou à les disqualifier en leur opposant une interprétation plus forte » (Boltanski, 1990 : 57). Il y a en effet, dans l’histoire de l’expérience des parcs nationaux français, de quoi construire un programme interprétatif (Dosse, 1995), plus attentif que par le passé au sens que les acteurs ont conféré à leur action.

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Bibliographie

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Larrère R., Lizet B., Berlan-Darqué M. (éds.), 2009. – Histoire des Parcs nationaux. Comment prendre soin de la nature ? Paris, Quae.

Mauz I., 2003. – Histoire et mémoire du parc national de la Vanoise. 1921-1971 : la construction, Grenoble, coll. Ascendances, Revue de Géographie Alpine.

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Annexe

Témoignages cités :

Entretien avec Pierre de Montaignac, Florac, 19 août 2005 ;

Entretien avec M. le Pasteur Paul Bastian, Lutry, 24 octobre 2009.

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Notes

1  Cette histoire a fait l’objet d’une recherche fondée sur l’analyse croisée de fonds d’archives administratifs, associatifs et privés, ainsi que sur le recueil des témoignages des différents acteurs. K.-L. Basset, Aux origines du Parc national des Cévennes. Des précurseurs à la création (2 septembre 1970), Florac, Parc national des Cévennes, sous presse.

2  Cf. Charles Bieau, « Du grand Parc Forestier des Cévennes au Parc National des Cévennes », Causses et Cévennes, IX, 3/1961, pp 382-387.

3  Cf., dans la même période, le rôle de Gilbert André dans la genèse du Parc national de la Vanoise (Mauz, 2003) et celui de Pierre Martel, créateur du mouvement Alpes de Lumière et promoteur d’un Parc dans les Alpes de Haute-Provence (Basset, 2009a).

4  Les statuts de Font Vive précisent : « L’association a pour buts l’action éducative, l’animation culturelle, l’encouragement de la recherche scientifique et l’étude de l’aménagement humain des Haut Pays cévenols, dans l’esprit de la loi du 25 juillet 1960 sur les Parcs nationaux français ».

5  R. Calcat, « Coopération et contestation », revue Font Vive, n° 11, 1966, p. 2.

6  Pour un parc national des Cévennes, DDA de la Lozère, Ministère de l’Agriculture, septembre 1966.

7  Préfecture de la Lozère, « lettre type » non datée, archives du PNC, arch. dép. de la Lozère.

8 Une quarantaine d’élus et personnalités locales parcourent le Parc sous la conduite de son directeur Maurice Bardel, a qui on a demandé d’insister « énormément sur tous les aspects humains » (P. de Montaignac).

9  Ainsi le pasteur Paul Bastian, qui, en tant que président de la Xe Région de l’Eglise Réformée de France, officie sur une large partie du territoire du futur Parc.

10  Lou Païs affiche un tirage de 4000 exemplaires en 1967 et revendique jusqu’à 7000 exemplaires au moment le plus fort du débat autour du Parc national, en 1968 et 1969.

11  Maître Roux, le président fondateur de Terre Cévenole, principal groupement d’opposition au projet de l’Etat, participe à plusieurs de ces commissions.

12  Note du directeur de la DDA au sujet des « commissions », 9 février 1968, arch. dép. de la Lozère.

13  La préférence allait, en Cévennes, à un établissement public à caractère industriel et commercial, plutôt qu’à un établissement public à caractère administratif que la législation n’imposait pas.

14  Cf. les articles de M. Roué et de J. Blanc in Larrère R., Lizet B., Berlan-Darqué M. (éds.), 2009.

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Table des illustrations

Titre Figure 1. Editorial et carte du projet de Parc national des Cévennes
Crédits Font Vive, n°1, mai 1960, p. 2 et 3.
URL http://journals.openedition.org/rga/docannexe/image/1090/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 268k
Titre Figure 2. Couverture de la revue Lou Païs, novembre 1967
URL http://journals.openedition.org/rga/docannexe/image/1090/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 310k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Karine-Larissa Basset, « Formes, acteurs et enjeux de la participation dans la genèse du Parc national des Cévennes (1950-1970) »Journal of Alpine Research | Revue de géographie alpine [En ligne], 98-1 | 2010, mis en ligne le 29 mars 2010, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/rga/1090 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rga.1090

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Auteur

Karine-Larissa Basset

UMR 6570 TELEMME – MMSH Université de Provence, basset.karine@gmail.com

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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